–Alphonse,
mon ami, je suis heureux de te voir entier, enfin si je puis dire. Même
à la télé, tu m’as flanqué une sacré
frousse… Y’a pas une odeur bizarre dans ta chambre?
(pour des raisons techniques de
place dans la gazette, les réponses d’Alphonse Grosbœuf sont retranscrites
intelligiblement et non telles quelles)
–Jean, ça fait plaisir un
peu de visite. Non, c’est rien, c’est Mark qui m’a fait envoyer une panse
de brebis farcie, un plat de sa région. Y parait que je me remettrais
plus vite en mangeant ça. Moi j’ai du mal, mais Birgit et Frieda
ont l’air d’aimer ça…
–Birgit et Frieda?
–Mes infirmières… Ce sont
de vieilles amies d’Alf Nielsen qu’il s’est dépêché
de m’envoyer. Elles font un super boulot, je les adore.
–Et ce gros tas dans le coin de
la pièce?
–Ah, ça ce sont les cadeaux
que j’ai reçu, je les ai fait poser là en attendant de pouvoir
bouger au moins un bras pour les déballer. C’est sympa, tout le
monde a pensé à moi… Je sais que c’est pas bien, mais on
m’a déjà dit ce qu’il y avait dans certains paquets.
–Alors?…
–Oh ben un peu de tout. Scott m’a
envoyé un circuit 24, Topnaz m’a fait livrer des boîtes de
chocolat belge mais j’y ai pas droit et de toute façon je peux pas
encore mâcher ni déglutir. Pareil pour les filets d’agrumes
des plantations d’Orange Mécanique, j’ai peur qu’elles pourrissent,
sers-toi si tu veux… Sinon, Sam m’a envoyé des clochettes tibétaines
et un moulin à prière, et puis t’as du voir le bonze devant
la porte, y parait que c’est contre les mauvaises réincarnations.
Y’a aussi Pancho et Pacha qui m’ont envoyé quelques uns de leurs
plus beaux cactus et même Don Desperado qui m’a fait poster une photo
dédicacée de Nicky Lauda, mon idole… Non, non! Pas le placard!
Birgit a déjà eu un mal fou à fermer après
avoir rangé le courrier de mes admiratrices…
–Bon, on revient un peu sur la
course si ça t’ennuie pas? J’imagine que tu es un peu triste, pour
pas dire plus…
–Triste? Ca va pas non? Je morfle
le muret à 300 à l’heure, je peux encore cligner de la paupière
gauche et je devrais être triste? Tu plaisantes j’espère…
Non, je suis même heureux pour Alf. Moi, je me fais une raison, on
est des professionnels, on connaît les risques. Je sais que ça
peut arriver à n’importe qui n’importe quand, c’est la rançon
de la gloire. Faut être philosophe…
–Oui, j’imagine qu’il vaut mieux,
en effet… Tu peux raconter à nos lecteurs ce qui t’est arrivé?
–Je sais pas. J’ai encore un voile
noir sur certains moments, je mélange un peu. C’était dans
la dernière ligne droite, j’avais presque une minute d’avance sur
Alf, alors deuxième, et tout d’un coup boum! En pleine réaccélération.
J’ai essayé de garder le contrôle pour passer la ligne quand
même mais rien à faire. On m’a dit après qu’Alf avait
gagné, c’est mérité. Dommage pour le doublé…
Alphonse se rendort et nous décidons
de le laisser se reposer un peu. (Non Jean-Claude, pas de photo pendant
qu’il dort avec cette tête-là, c’est un ami quand même…
ne l’oublions pas). Deux heures plus tard, il tente de bouger un bras dans
son sommeil, la douleur le réveille en sursaut. Birgit lui injecte
à la hâte un cocktail infernal à base de morphine tandis
que Frieda, légèrement essoufflée, réapparaît
en compagnie de notre photographe. Encore une petite heure à baver
sur les couvertures et notre pilote préféré va beaucoup
mieux, nous pouvons reprendre l’interview (nous, c’est Jean-Claude, notre
play-boy de photographe, et moi).
–Alphy, ça va mieux? On
peut reprendre?
–Mmmm... (gargl)
–Bon, tu t’apprêtais à
nous raconter ce qui s’est passé. C’est Magic qui t’a fait ça?
Tu nous le dirais hein... Promis on l’imprime pas, mais si c’est lui, tu
peux nous dire, on s’occupera de son cas. On peut toujours faire passer
un papier ordurier même si c’est pas vrai, ce serait pas la première
fois…
–Magic? Ben pourquoi Magic? J’étais
tout seul sur la piste pendant la séance d’essais…
–Non non mon ami, on parle pas
des essais, on parle de la course là…
–La course? Quelle course? C’te
saloperie de Hungaroring? C’était horrible ce calage d’Alf, j’crois
bien que j’vais mettre du temps à m’en remettre…
–Mais non, Melbourne, Australie!
–Aaaaah... Ben je vous dirais ça
demain. Là j’ai un peu mal au dos, mais j’espère que ça
sera guéri demain matin et que je pourrais prendre le départ
normalement… en pole… comme d’hab’.
Nous décidons de laisser
Alphonse se reposer encore un peu et le laissons entre les mains expertes
de Birgit. Nous sortons bavarder un peu avec Frieda le temps qu’il se remette…
Lorsque nous revenons, l’heure des visites est passée, nous décidons
de retourner dans le centre-ville de Melbourne faire une virée en
boîte avec Frieda et de revenir le lendemain matin. |
Je propose à Birgit de nous
rejoindre après parce que le Jean-Claude y commence à sérieusement
gonfler mais il faut qu’elle reste toute la nuit au chevet du malade. Tant
pis, je boirais.
Le lendemain matin
–Alors mon Alphonse, bien dormi?
On peut reprendre? Alors… Cet accident?
–Mmm. Ben en fait, tout allait
bien. On avait encore une fois échafaudé des plans incroyables
pour cette course et tout fonctionnait à merveille, je m’étais
rarement senti aussi confiant au volant d’une Formule Dé. Quand
Magic m’a fait le coup de griller les stands, je m’y attendais pas mais
j’ai pas eu peur, je savais que je reviendrais. Et c’est ce qui s’est passé.
Après, j’ai suivi la tactique établie et j’ai attendu la
mi-course pour mettre les gaz et attaquer Magic avec un rapport de plus.
Je savais que ça le forcerait à tenter des coups difficiles,
c’était bon pour moi. Et ça a encore marché! Putain
c’était mon jour… Au mieux je lui mettais 10” avant le dernier ravitaillement,
au pire on passait ensemble mais nos stands étaient mieux placés
et on a les meilleurs mécanos du monde. Ca me mettait en super position
pour le dernier tour. Enfin c’est vrai qu’avec des si, n’importe qui peut
gagner une course, mais bon… Et puis là, incroyable, la boîte
de vitesse qui se bloque en six alors que je tente de rétrograder
en cinq. J’aurais pu me sortir volontairement sans bobo à ce moment-là
mais j’ai préféré essayer de la décoincer.
Alors j’ai stabilisé le volant avec les genoux pour être sûr
de tirer tout droit et j’ai commencé à trifouiller la boîte.
Mais là j’ai rippé sur le levier et j’ai les genoux qui ont
glissé. En plus, j’étais tellement crispé que j’ai
même pas remarqué que j’avais laissé le pied à
fond sur le champignon. Alors évidemment, quand on additionne, ben
ça donne un trou dans le muret…
–Aah, ça me rassure, on
m’avait parlé un instant d’événements plus inquiétants…
–Ben aussi, mais ça je comprends
pas trop. J’en avais parlé y’a longtemps avec Jessie qui m’avait
dit d’aller voir une de ses connaissances à Haïti. D’après
cet éminent personnage, nos voitures seraient maudites…
–Maudites?
–Mouaif, ou un truc dans le genre,
un lord anglais mort assassiné dans son château, depuis racheté
par l’écurie, et dont le fantôme hanterait de temps en temps
nos baquets. Moi ça m’fait pas peur, j’le prend quand y veut sur
un tour d’essais le fantôme, même avec des pneus durs, mais
quand même y’a des éléments qui nous font douter…
–Ah? Tu peux nous en dire plus?
–Ben déjà, quand
je suis arrivé dans l’écurie, Ramon Diaz j’avais jamais vu
quelqu’un aussi heureux de refourguer son baquet à un autre! Alors
qu’en plus y se retrouvait sans volant pour la saison, le pauvre bougre.
Y m’a passé la Malowin et puis il a filé sans demander son
reste, tout blanc, en marmonnant des trucs incompréhensibles avec
des histoires de Sainte-Vierge. Ensuite, Trackzard m’avait averti que dès
fois, il entendait une petite voix doucereuse lui susurrer des trucs incroyablement
difficile d’y résister, comme “Allez, Track’, mon ami, passe la
6 quoi…” Ca l’a fait sortir un paquet de fois de la piste l’an dernier.
Moi, je suis pas sûr de la première expérience parce
qu’avec le comportement imprévisible du moteur Malowin en course,
je me demande si c’était toujours vraiment naturel. Mais sinon,
la première fois où je suis sûr, c’est à Silverstone
l’an passé. Déjà au moment où je pars en tête-à-queue,
j’avais plus rien dans le volant, tout mou! Je décidais plus de
rien, incroyable! Et puis là je débraye, je passe la première
et j’entends un grand rire sardonique dans mon casque, à donner
des frissons. Ca s’était à peine arrêté que
tout le système électrique de la voiture avait grillé.
–En effet, c’est étrange…
–N’est-ce pas. Et puis y’a deux
semaines, Alf m’a dit que lui aussi il avait entendu le ricanement à
Budapest. Et ça a fini pareil. Système électrique
grillé.
–Mais vous n’avez jamais rien fait?
–Ah ben si, pour ça c’est
réglé. Maintenant, on court avec des boules quiès.
Comme ça, le ricanement on l’emmerde…
–Et cette fois-ci, qu’est-ce qui
s’est passé?
–Ben après avoir rippé
sur le levier, j’ai quand même eu le temps de relever la tête
et là, sur le nouveau tableau de bord tout informatisé qu’on
a, plus rien de normal! Y’avait juste “CHARGEEEEEEZ!!!!” qui clignotait
en rouge. J’me souviens que j’ai fait “non non non” de la tête, j’sais
pas trop pourquoi, et puis la voiture a piqué vers le muret. Voilà.
–Et vous allez faire quoi maintenant?
–Ben pour le moment, je me sens
plus vraiment concerné hein? Mais c’est un coup dur, ça veut
dire que les gousses d’ail n’ont servi à rien et que mettre un pistolet
avec des balles d’argent dans le vide poche |
c’est pas utile non plus. Le copain
de Jessie nous a donné tout un rituel, mais c’est à faire
pile au moment de la manifestation spirituelle et y faut commencer par
allumer des bougies avant de danser autour. On a essayé en essais
privés, on y arrive jusqu’en 3e. Après c’est trop dur. Sinon,
on attend des news de Trackzard. Il est reparti dans les Caraïbes
pour trouver un remède, je sais juste qu’il débutait chez
Santa qui devait lui fournir un guide. Mais depuis 2 mois, plus de nouvelles…
–Bon, on change un peu de sujet,
l’avenir pour Grosbœuf, c’est quoi maintenant?
–Ben dès que possible je
rentre en Angleterre où nos médecins s’occuperont de me remettre
sur pied au plus vite, ensuite ça sera un peu de chirurgie esthétique.
Ca annule presque la totalité de mon programme sud-américain
hivernal. Je ne pourrais pas honorer mon invitation au grand prix de gala
à Lima pour l’inauguration du GP du Pérou, bien malheureusement,
ensuite je raterais la course d’Interlagos et si tout se passe comme prévu,
la plupart de mes fractures devraient être réduites pour le
Mexique. Tryphon Tupolev prendra ma relève comme convenu en cas
de pépin, j’ai confiance en lui c’est de la bonne graine; et pour
Lima, notre représentant en FD3000, le jeune Turinois Alessandro
Delle Aspi, se fera un plaisir de me remplacer dans le prototype BBM. Ensuite,
je ne sais pas encore. Ce qui est sûr, c’est que ça m’aura
fait cogiter. Là, je me suis fait la frayeur de ma carrière
et surtout j’ai flanqué la pétoche à ma femme et à
mes proches, ça c’est dur. Alors je relativise: est-ce bien raisonnable
de mettre les siens à l’épreuve juste pour essayer de devenir
champion du monde? Je verrais si je retrouve de bonnes sensations au volant
au Mexique. Si oui, je continuerais la saison relax, sans complexe et sans
trop me fixer d’objectifs, pour le plaisir quoi. Ca sera le plus important.
Par contre, si j’éprouve moins de plaisir ou que j’ai du mal à
tenir le coup physiquement, on avisera. Ca sera peut-être le bon
moment pour laisser la place à un jeune comme Tryphon… P’tet que
j’prendrais des parts dans un club de foot si je m’ennuie –j’ai d’ailleurs
été contacté pour monter la section F.Dé du
PSG–, ou des responsabilités dans le staff technique Malowin, sans
oublier mes actions chez BBM bien sûr. Mais bon, on en est pas encore
là hein? M’enterrez pas trop vite quand même. En tout cas,
ce qui est sûr, maintenant, le titre je m’en fous, je fais une croix
dessus, je suis devenu plus sage.
–T’as pas trop peur qu’on te traite
de poule mouillée?
–J’ai déjà une réputation
de pilote agressif, ça serait quand même un comble! Y diront
ce qu’ils voudront, moi je boirais des margaritas au soleil. (Alphonse
essaie de rire et se fendille une côte). Aïe aïe... Non,
j’ai pas peur de ce qu’on dira; tu sais, y’a deux catégories de
pilotes, ceux qui me respectent et ceux qui ont peur de moi. Les premiers
diront jamais ça et les autres prendront pas le risque de me faire
revenir en me provoquant…!
–Pour finir, on parle un peu des
conditions de course? Ton accident met au grand jour les dangers de la
Formule Dé et les questions de sécurité des pilotes…
–Oui, comme l’a écrit Rod
Runner, il va falloir être plus rigoureux. Mettre des murets en béton
armé à Melbourne dans un passage où on arrive lancés
en sixième, ça n’a de sérieux que le choc qui s’ensuit!
Les officiels ont dit à l’écurie qu’initialement ils avaient
aussi mis des piles de pneus mais qu’ils avaient été volés
peu avant le grand prix, probablement par une des communautés aborigènes
qui vivent en situation d’extrême pauvreté. Quand même…
Je songe sérieusement à profiter de mes contacts et de cette
malheureuse expérience pour monter un syndicat de pilotes. On lutterait
contre les règlements stupides jusqu’au bout, quitte à faire
grève s’il le faut. Il faut quand même que le grand public
sache que les nouveaux règlements sont entérinés chaque
année au sein de la Fédération par des gens qui n’ont
jamais mis les fesses dans un baquet. Ils sont plus occupés à
compter leurs dividendes qu’à prendre soin de notre sécurité.
Ils veulent juste plus de spectacle pour plus de retombées en droits
télé… Ensuite on parlera du dopage. Trop de pilotes sont
morts jeunes après avoir arrêté leur carrière.
Le Dr Hillbeback interrompt notre
conversation en entrant dans la chambre.
–Hello mister Grosbœuf, comment
ça va today? Bon, mister journaliste, désolé but notre
ami doit laisser vous, it’s bloc-opératoire time. Today, on s’occupe
du avant-bras droit, and if nous réussir extraire rapidement derniers
pignons de boîte de vitesse, on enchaînera with jambe gauche.
Ok mister frenchie? Let’s go… Aaaah, c’est pas tomorrow que vous reprendrez
Australian Football…
NB: La rédaction tient à
préciser que cette interview à eu lieu avant que le pilote
français ne soit mis au courant des problèmes de règlement.
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